Cris de veaux et Dame blanche.
Si le titre de ce récit peut laisser penser à une recette de cuisine voire à un menu, croyez-moi il n’en est rien. C’est plus simplement une histoire vraie.
Il y a quelques jours et alors que je me trouvais à Urbanya, j’ai vécu une drôle d’expérience. Non, je ne sais pas si le mot « expérience » est approprié, mais en tous cas l’adjectif « drôle » ne l’est pas, car c’est plutôt un drame qui s’est passé. Oui, à bien y réfléchir, la locution une « épreuve dramatique » est plus adaptée, bien que cette histoire vraie se termine avec une « expérience incroyable ». Voilà le détail de cette épreuve que certains qualifierons sans doute de sensibilité mal placée, d’émotivité exagérée et de mysticité chimérique, mais on ne se refait pas et dans ce cas précis comme il s’agit d’êtres vivants, je n’ai pas vraiment envie de changer, quand au surnaturel, j'en suis le plus souvent le premier soupçonneux.
Comme je le fais chaque année à cette époque, quand je suis en villégiature à Urbanya, je pars dans la montagne pour cueillir des mûres car Dany adore faire des confitures, et celle à la mûre est une de ses préférées. C’est ainsi qu’avec un seau dans une main et un bâton muni d’un crochet dans l’autre, je démarre puis m’élève sur le chemin qui se trouve juste derrière ma petite maison. Tout au long de ce chemin, les ronciers étant très nombreux, je n’ai que l’embarras du choix au niveau de la cueillette que je dois effectuer. Le bâton avec le crochet me sert pour attraper les grappes de mûres souvent inaccessibles. Les mûres les plus hautes étant souvent les plus grosses et les plus juteuses car elles ont bénéficié de plus d’ensoleillement. Comme il y a plusieurs espèces de ronces ou de mûriers (*), d’emblée je file vers les buissons que je connais bien et où je sais que je vais trouver les mûres en question. Mon itinéraire s’élève tranquillement vers la ferme de Philippe. Philippe, c’est le vacher du village ou plutôt c’était. Plus loin, vous comprendrez pourquoi j’emploie le passé. Il possède un troupeau de vaches, vaches qui sont essentiellement destinées à la production de veaux. Quand il s’agit d’êtres vivants, je déteste le mot « production », mais c’est bien ainsi que l’on nomme cette activité agricole dont le but final est de « produire » la fameuse « Rosée des Pyrénées », ce nom étant celui donné au traditionnel veau du terroir catalan. Voilà plus de 2 heures que j’ai démarré et mon seau de mûres étant presque plein avant même d’arriver à la ferme, j’hésite à poursuivre, puis finalement je me ravise car je sais que là-haut les ronciers sont encore plus productifs. Je me dis « tu termineras de remplir le seau là-haut ! ». Je suis à une trentaine de mètres de la ferme et alors que je m’y dirige, j’entends soudain de gros « remue-ménages » et les premiers meuglements. Les « remue-ménages » sont de puissants bruits métalliques et surtout les crissements de gros pneus sur la piste terreuse qui finit sa course à la ferme, piste se trouvant juste au dessus de moi. Je comprends immédiatement que de gros camions sont entrain d’arriver et qu’ils viennent chercher les veaux que l’on est entrain de séparer de leurs mères. Bien que les meuglements des veaux et ceux des vaches soient bien différents dans leur tonalité et leur puissance, je comprends immédiatement les drames qui sont entrain de se nouer. Je m’approche, vois trois vaches esseulées dans un petit enclos mais en réalité comme les événements ont lieu de l’autre côté de la ferme je ne vois rien de tout le reste. J’entends des voix, celle de Philippe notamment et une féminine, mais sans en comprendre les paroles, et de ce fait, comme je ne veux pas jouer ni les curieux et encore moins les voyeurs, je ne bouge pas et reste où je suis. Si je ne vois rien, j’entends tout de ce vacarme ambiant et pour moi c’est presque pire car mon imagination se met en branle.
J’imagine tous ces veaux que l’on enlève si soudainement à leurs mères. Je les imagine comme des enfants qui pleurent. J’imagine tous ces veaux comme des enfants que j‘ai vu de mes propres yeux galoper dans la montagne et qui désormais se retrouvent claquemurer dans des rampes métalliques bruyantes puis enfermer dans des cages également métalliques. Quel stress ça doit être de passer de la plus totale liberté à ces prisons attentatoires si inattendues et si assourdissantes ? Pour moi aucun doute, il est clair que les mères répondent aux cris des veaux et inversement. Au fur et à mesure que l’on fait monter des veaux dans le camion, les meuglements redoublent tant dans leurs nombres que dans leur intensité. Il y a ceux plus aigus des veaux et ceux plus graves de leurs mères. Je ne vois toujours rien mais je vis tous ces mugissements comme des appels de détresse. Si j’imagine ce qui se passe, les cris, eux, sont bien réels. Désormais, c’est un véritable concert qui déchire le silence de la montagne. Un camion quitte la ferme mais un autre arrive presque aussitôt. Je continue de ramasser des mûres avec l’espoir de me changer les idées mais je n’y parviens pas. Trop c’est trop, j’ai suffisamment de mûres et je trouve préférable de quitter les lieux. Bien que je m’éloigne de la ferme, je n’arrive pas à m’enlever tous ces sons de la tête. Ils sont là comme éphémères mais comme le suivant vient aussitôt remplacer le précédent, ç’est sans fin. Je vis cette descente vers chez moi comme une descente aux enfers pour tous ces animaux et pour mes oreilles c’est devenu une agression intolérable.
En écoutant le fracas du camion qui descend la piste forestière, je me dis que tous ces veaux vivent à la fois leur premier et dernier voyage. Ils sont nés ici à Urbanya et vont probablement mourir aux abattoirs de Perpignan ou d’ailleurs. Je ne peux m’empêcher de me dire qu’ils sont entrain de vivre leurs derniers instants d’une vie qui a été très courte. Trop courte. 6 à 8 mois dans le meilleur des cas ! Mon dieu que c’est triste ! Quand j’arrive à la maison, si les meuglements sont plus lointains, ils résonnent encore et toujours. Ils vont résonner encore longtemps, même si ceux des veaux ont disparu plus précocement. A 20 heures, le silence est revenu. Je me suis couché puis endormi en pensant à ce drame dont j’avais été l’auditeur malgré moi. Je me souviens qu’avant de m’endormir quelques questions m’ont interpellé ; « tu ne manges que rarement du veau mais si demain on venait à t’en proposer, quelle attitude aurais-tu ? » « Si un jour tu es invité et que l’on te propose un ris de veau, si savoureux selon les connaisseurs, que feras-tu ? ». J’ai toujours été un mangeur de viandes mais dans ce cas précis mon inclinaison à refuser du veau semble prendre le pas. Je me suis mis à penser à toutes ces personnes qui sont végétariennes, à tous ces végans qui ne veulent plus manger de la viande. A ma fille qui est devenu végane depuis quelques années. Je les comprenais mieux qu’avant. Oui, il y avait fort à parier qu’en me proposant un ris de veau, les cris de ces veaux ne resurgissent. Si vous souhaitez entre le brouhaha et le cri d'un veau, voilà 12 s suffisamment parlantes !
Le lendemain, tout à fait par hasard, j’ai dans le village rencontré un homme qui cherchait la ferme à Philippe. Il conduisait un 4x4 tractant un van pour chevaux et il cherchait le chemin pour s’y rendre. Lui indiquant l’itinéraire, nous entamèrent une courte conversation. Evoquant mon expérience de la vieille, il m’apprit que Philippe avait effectivement vendu tout son troupeau, veaux mais vaches également. Bien que connaissant les intentions de vente de Philippe depuis quelques temps déjà, cette information m’attrista. Elle m’attristait car en 10 années de présence à Urbanya, j’avais toujours été habitué à voir tous ces bovins dans la montagne au cours de mes très nombreuses randonnées. Ils faisaient partie du décor et je me disais « tu ne les verras plus jamais ! » Dans l’après-midi, je ne pus m’empêcher de retourner à la ferme, non pas pour vérifier la véracité des propos de cet homme, mais pour voir si le silence était revenu dans la montagne. Il était revenu. Il était total mais les pleurs des veaux et de leurs mères étaient toujours là, comme gravés dans ma tête. Comme des cris d’enfants appelant leurs mères désespérément. Surplombant la ferme, je me demandais ce que serait son avenir ? L’acheteur de Philippe élèvera-t-il d’autres vaches et leurs veaux l’année prochaine ? Des chevaux ? Mes pensées se bousculaient entre l’envie de revoir des veaux courir dans la montagne et celle de ne plus jamais assister à un tel drame. Ayant mon appareil-photo avec moi, je me mis à photographier quelques oiseaux qui sont en général toujours très nombreux autour de la ferme. Puis pris par cette passion de la photo ornithologique et bien qu'il y ait d'autres itinéraires, je fis le choix de redescendre vers ma maison par le chemin habituel que j’avais emprunté la veille au cours de ma cueillette. Tout en descendant, l’œil aux aguets des oiseaux, je me faisais la réflexion que cette passion était une bonne formule pour ne plus penser à ce drame vécu hier. Arrivant près d’une clôture que je connais bien, quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir une haute forme blanche à une vingtaine de mètres de moi. Connaissant bien les lieux, je n’arrivais pas à distinguer ce que c’était, car un rayon du soleil traversant les arbres brouillait ma vue. Malgré le rayon, je vis que cette forme bougeait très légèrement. Très clairement, il s’agissait d’une femme toute vêtue de blanc de la tête aux pieds qui levait les bras vers le ciel puis elle les rabaissait. Elle me tournait le dos et je ne voyais donc pas son visage.
C’était bien la toute première fois que je voyais une femme à cet endroit-là. D’ailleurs, à bien y réfléchir et même au temps où ce chemin était correctement débroussaillé ; ce qui n’était plus le cas depuis 2 ou 3 ans ; les seuls êtres vivants que j’avais pu voir étaient des animaux. Des vaches et des veaux le plus souvent et plus rarement des chevreuils ou des sangliers. Elle avait une chevelure blanche qui couvrait son cou et une toute petite partie de son dos. Des cheveux raides avec une coupe carrée. Sa longue robe était toute blanche également et de là où je me trouvais, elle semblait couvrir ses pieds. La robe paraissait légère comme un grand voile. Malgré ma surprise, j’ai continué mon chemin car cette dame continuait de me tourner le dos et je me suis dit qu’il s’agissait probablement d’une cueilleuse. Puis ayant parcouru une dizaine de mètres, je me suis ravisé, car à bien y réfléchir, je savais qu’à cet endroit-là il n’y avait rien à cueillir et puis surtout je savais que la végétation était faite essentiellement de rosiers sauvages, de prunelliers très piquants et de genêts touffus pratiquement infranchissables. Pour les cynorrhodons et les prunelles, seules possibilités de cueillette à cet endroit-là, c’était trop tôt car les fruits n’étaient pas encore mûrs.
Je trouvais donc très bizarre la présence de cette dame blanche en robe longue dans un endroit aussi hostile. J’y passais souvent et m’y accrochais constamment les vêtements. Sans pour autant rebrousser chemin, mais ayant une vue du chemin mais d'en dessous, je tentais de ré-apercevoir la femme. Mais c'était en vain. Je ne la voyais plus. J’avais beau me contorsionner, je ne voyais rien et la femme en blanc semblait s’être volatilisée. Bien trop terre à terre et rationnel pour imaginer une vision surnaturelle, j’en parlais néanmoins à Dany en arrivant à la maison. Lui expliquant en détail ma vision, elle était convaincue que j’avais vu la Dame Blanche, cette fameuse légende dont je ne serais pas le premier, loin s’en faut, à être confronté, et notamment dans nos belles Pyrénées. Si j'avais vaguement entendu parler de cette légende, j'étais bien trop cartésien pour croire à ces sornettes. Sur Internet, je me suis mis à lire tout ce que je trouvais sur cette Dame Blanche. Les témoignages étaient tels et si nombreux qu’ils finirent par me mettre le doute. Ainsi dans Wikipédia, j’ai pu lire ceci : « Pour le savant jésuite Martín Antonio Delrío : « Il y a une sorte de spectres peu dangereux qui apparaissent en femmes toutes blanches dans les bois et dans les prairies ; parfois on les voit dans les écuries, tenant des chandelles allumées dont elles laissent tomber des gouttes sur le toupet et les crins des chevaux, qu’elles peignent et qu’elle tressent ensuite fort proprement ».
https://fr.wikipedia.org/wiki/Dame_blanche_(l%C3%A9gende)
Alors après cette lecture, je me suis mis à penser : « Et si cette Dame Blanche était la réincarnation de tous ces animaux que l’on avait sans doute abattus ce matin aux abattoirs de Perpignan ? » Oui, en 2 jours, j’avais vécu un drame et une « drôle » d’expérience. Les deux événements étaient-ils liés ? Je ne le saurais sans doute jamais ! En tous cas, il est fort probable que je ne mange jamais plus du veau. Pour la Dame Blanche, c’est moins sûr, j’adore les glaces !
(*) Mûriers et ronciers : De très nombreuses personnes pensent qu'ils cueillent des mûres alors qu'en réalité, ils cueillent les fruits de ronciers sauvages : les Mûrons. Les deux plantes, Ronciers (Rubus) et Mûriers (Morus) n'appartiennent pas à la même famille puisque les premiers sont des Rosacées (Rosaceae) ; au même titre que les Roses ; et que les seconds sont des Moracées (Moraceae). De plus, le Mûrier est un arbuste voire parfois carrément un arbre pouvant atteindre 30 m de haut ((Mûrier blanc <Morus alba>), alors que les ronciers ou Ronces sont des plantes ligneuses munies de piquants. Alors bien sûr la confusion vient du fait que les ronces sont très souvent appelées Mûriers sauvages ou des haies et que leurs fruits, très ressemblants, sont appelés également "mûres" ou "mûrons". La recherche végétale a fait des progrès et on trouve désormais dans les jardineries, des "ronciers" sans piquants, à très gros fruits et bien plus sucrés que les sauvages et qui sont vendus sous le nom de "mûriers". Tout cela entretient la confusion. A Urbanya, c'est donc les fruits de divers ronciers que l'on va trouver. Il y a la Ronce commune (Rubus fruticosus), la Ronce bleue ou bleuâtre (Rubus caesius), la Ronce tomenteuse ou blanchâtre (Rubus canescens), la Ronce des rochers (Rubus saxatilis) mais aussi la Ronce à feuilles d'orme (Rubus ulmifolius). Si par habitude, on constate que leurs fruits sont bien différents, c'est surtout quand ils sont en fleurs que l'on peut les distinguer. Ajoutons-y le Framboisier sauvage ou Ronce du Mont Ida (Rubus idaeus), mais qu'ici on ne trouve que plus rarement et dans des altitudes un peu plus élevées. Le goût des framboises est d'ailleurs très différent de celui des mûrons. Voilà pour les principales espèces sachant qu'il en existerait plus de 1.000. D'ailleurs, il suffit d'aller sur le site Wikiwand.com et sur le lien consacré aux Rubus pour constater cette incroyable quantité de ronces existantes. De quoi faire de succulentes confitures et « de s'en mettre plein les babines ». Voici le lien : https://www.wikiwand.com/fr/Rubus